Itinéraire “Walter Benjamin” légende des couleurs :▐► ▬▬▬ Itinéraire Walter Benjamin▐►▬▬ Provenances▐►▬▬▬ Destinations▐►▬▬▬ Frontière ▐► ▪ ▪ ▪ ▪ Ligne de démarcation

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BENJAMIN WALTER
ET LE SECRET DE LA SERVIETTE NOIRE…

Extrait du livre de Lisa FITTKO « Le Chemin Walter BENJAMIN »

SOUVENIRS. 1940 – 1941

Préparation du voyage…

« … Je remarque que Benjamin porte une serviette – sans doute l’a-t-il prise durant notre halte à l’auberge. Elle paraît lourde. Je lui demande si je puis l’aider :

  • Elle contient mon dernier manuscrit, explique-t-il.
  • Mais pourquoi donc l’emportez-vous maintenant ? Nous sommes seulement partis en exploration.
  • Vous savez, cette serviette est mon bien le plus précieux. Pas question de la perdre. Ce manuscrit doit être sauvé. Il est plus important que ma propre personne.

Nous voilà bien, me dis-je. Le voyage ne va pas être facile. Benjamin et ses manies ! Avait-il aussi sa serviette à la main lorsqu’il déambulait, déguisé en matelot, sur le port de Marseille ? Mais l’important pour le moment, était de bien repérer le chemin : Voici l’étable – actuellement inoccupée. Nous sommes donc, jusqu’à présent, dans la bonne voie. Puis nous arrivons au sentier qui fait un léger crochet vers la gauche. Voilà l’énorme rocher qui a été mentionné. Une clairière ! Nous y sommes ! Il nous a fallu presque trois heures… »

Le personnage

« … Quel étrange personnage, pensai-je : une pensée d’une limpidité de cristal, une force intérieure indomptable, et avec tout ça empoté comme pas permis. Walter Benjamin a révélé dans l’un de ses écrits (Agesilaus Santander) le secret de sa force : « […] rien ne peut triompher de ma patience ».

Aujourd’hui que Benjamin est reconnu comme l’un des grands penseurs et critiques littéraires de ce siècle, on me demande parfois : « Que vous a-t-il dit de son manuscrit » « A-t-il divulgué quelque chose de son contenu ? » « Y développait-il un nouveau système philosophique… »

Le passage de la frontière

« … Juste ciel ! J’avais à mener mon petit monde au sommet des Pyrénées… La philosophie pouvait attendre. L’enjeu était de sauver quelques être humains, de leur éviter de tomber aux mains des nazis. Et moi je me retrouvais avec sous ma houlette de passeur improvisé ce sacré phénomène, le vieux Benjamin, que rien n’avait pu convaincre de se séparer de son lest, cette sacoche en cuir noir. Bon gré mal gré, il nous fallait traîner le « monstre » par-dessus la montagne… »

L’ascension difficile

« … Nous grimpions entre les ceps surchargés de grappes de raisin presque mûr, ce raison noir et sucré de Banyuls. Dans mon souvenir – mais la mémoire déforme parfois les images -, la pente était presque verticale. C’est la seule et unique fois où Benjamin a craqué. Plus exactement, il a tenté l’escalade et, n’y parvenant pas, a posément expliqué que la tâche était au dessus de ses forces. José et moi l’avons pris entre nous deux, il a passé ses bras autour de nos épaules, et nous l’avons traîné – avec la sacoche – en haut du vignoble. Il respirait difficilement mais ne proféra pas une plainte, pas même un soupir. Seulement, il ne cessait de lorgner sa serviette… »

L’arrivée à Portbou

« … Là en bas, c’est Portbou. Avec le poste frontalier espagnol où vous irez vous présenter. Cette route y conduit tout droit. Une vraie route ! »
Nous étions partis à quatre heures du matin. Nous avions donc mis, de Banyuls à ici, près de dix heures.
« Allez directement au poste frontière, montrez vos papiers : passeports, visas de transit espagnol et portugais. Dès que vous aurez votre tampon d’entrée, prenez le prochain train pour Lisbonne. Mais vous savez tout cela. Moi je dois maintenant vous quitter. Au revoir ! »
Le vieux Benjamin et son manuscrit étaient maintenant en sécurité, de l’autre côté de la montagne.

« Quelques jours plus tard, j’appris la mort de Walter Benjamin. Il s’était suicidé à Portbou, dans la nuit suivant son arrivée. Au poste de frontière espagnol, on leur avait déclaré : – Nous sommes obligés de vous ramener en France -…»

Il s’est suicidé…

De nouvelles directives pour entrer en Espagne

« … On venait de recevoir de nouvelles directives de Madrid : pas d’entrée en Espagne sans visa de sortie français. »
Pour survivre, il fallait apprendre à se glisser entre les mailles du filet, à manier tout l’éventail des ruses et des feintes permettant de s’extraire d’un labyrinthe au tracé perpétuellement changeant. « … Faut se débrouiller …».

Benjamin Walter n’est pas un débrouillard…

« … Pour certains, cela signifiait aussi acquérir ce genre de chose par la collaboration. Pour nous, les apatrides, il s’agissait en priorité d’éviter le camp de concentration et de ne pas tomber entre les mains de la Gestapo. Mais Benjamin n’était pas un débrouillard. Benjamin n’avait pas les pieds sur terre. Tout ce qui comptait pour lui, c’était de mettre son manuscrit et sa personne hors d’atteinte de la Gestapo… »

Benjamin Walter est incapable de recommencer… Il va se suicider.

« … L’ascension des Pyrénées l’avait épuisé et, il m’en avait avertie, il ne se jugeait pas capable de recommencer. Mais il avait tout prévu : il s’était muni d’une dose de morphine suffisante pour mettre fin à ses jours. Impressionnés et émus par son suicide, les Espagnols accordèrent aux autres l’autorisation de poursuivre leur route… »

Comme un testament, il a écrit…

« Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est donc dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever ».

« … Quarante ans plus tard, m’entretenant (Lisa FITTKO) avec le professeur Abramsky de Londres, nous en vînmes à parler de Walter Benjamin et de son œuvre. J’évoquais sa dernière odyssée et l’affaire du manuscrit. Peu après, je reçus un coup de téléphone du professeur Gershom Scholem, l’ami le plus intime de Benjamin et l’exécuteur testamentaire de son œuvre. Je lui racontais les événements de cette journée de septembre 1940.

  • Du moins le manuscrit auquel il tenait tant a-t-il été sauvé, remarquai-je.
  • Ce manuscrit n’existe pas, répliqua Scholem. Personne, jusqu’à ce jour, n’en a entendu parler. Il faut le chercher… Le manuscrit a disparu. »


Pas de manuscrit. Personne ne possède la moindre information sur la lourde sacoche noire contenant l’œuvre à laquelle Benjamin tenait par-dessus tout.
Il me semble toutefois aujourd’hui qu’à Portbou, cette nuit-là, Walter Benjamin n’a pas méconnu le danger réel. Seulement, son danger réel, sa réalité se distinguaient des nôtres.
À Portbou, il a dû rencontrer une fois encore le gnome, son gnome personnel, et il lui fallait en finir avec lui. À sa manière… »

Le manuscrit n’a pu être retrouvé. Ni à Porbou, ni à Figueras, ni à Barcelone. On avait seulement, à l’époque, inscrit sur le registre des décès que le défunt avait en sa possession une sacoche en cuir noir, « unos papeles mas de contenido desconocido », renfermant des papiers à la teneur inconnue.

Lisa Fittko - Passeuse dans les Pyrénées

Présentation de Lisa FITTKO (autrice du livre), résistante allemande au nazisme (d’origine hongroise), passeuse dans les Pyrénées Orientales entre 1940 et 1941. Elle est avec son mari, Hans, l’âme d’un réseau clandestin organisant depuis Banyuls l’échappée en Espagne…