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juin 1940... Le Général de Gaulle lançait à ne crois pas vous surprendre en disant que des
tous les Français l’appel qui vient de vous être paroles prononcées en leur nom le sont par là
lu, et dont vous avez, j’en suis sûr, retrouvé même au nom de la France.
sans peine en vous les pathétiques
résonances. Peut-être est-il permis de penser La France, c’est comme si nous y étions
que le jour n’est pas loin, à 4 années de encore. Je revois ces soirées de printemps où
distance également, où notre chef ayant remis la vie, comprimée pendant la dure journée de
le pied sur la terre de France nous appellera à rage et de labeur silencieux, osait enfin parler,
lui de nouveau, mais en sens inverse, cette où l’air semblait respirable, où toutes choses
fois, et pour continuer dans la paix, le combat prenaient un aspect nouveau, plus facile et
de redressement entrepris dans la guerre. plus clair. Et puis soudain, au tournant d’une
Pour le moment, ma tâche n’est guère facile rue, une colonne allemande descendait en
de m’insérer entre deux conférenciers dont chantant, comme ils savent chanter. Alors, la
chacun possède infiniment plus de titres que réalité brutale, plus âpre que l’autre et plus
moi à votre audience. Le fait même qui pressante, mettait fin à l’instant de répit. Et
pourrait m’encourager le plus, ce fait dont je nous savions de nouveau que nous étions face
parle ici de façon tout impersonnelle, au nom à l’ennemi, et nous nous retrouvions d’un
des évadés de France, me suscite au contraire coup parmi les horreurs quotidiennes. Et trop
bon nombre d’inquiétudes. D’abord les faibles pour nous venger suffisamment par
évadés sont mal connus : de toutes les nous-mêmes, nous levions instinctivement la
louanges sensationnelles et les discrets tête vers le ciel, vers le seul endroit d’où pût
reproches qu’on leur adresse, la plupart venir notre salut, leur châtiment. La France,
portent à faux. Mais le facteur essentiel c’est c’est comme si nous y étions encore. Nous
que l’étiquette d’Evadés de France ne sommes tout un peuple à vivre et à tenir sur
s’applique aujourd’hui qu’à ceux de 1943, à cette première vague d’espoir, sur ce frisson
ceux qui sont partis vers l’Afrique du Nord dans le dos et dans la nuque que fut pour nous
enfin ralliée. Je n’ai pas à prendre ici leur la voix du Général de Gaulle, nous autorisant
défense : certains ne peuvent être défendus, à ne pas nous laisser aller, à respirer de
la conduite de beaucoup d’autres en France et nouveau, timidement d’abord, puis avec une
leurs souffrances en Espagne les dispensent audace toujours plus grande, sous les
de l’être. tentatives d’étouffement de l’ennemi et des
défaitistes qui s’offraient -et nous offraient- à
Or ce qui importe avant tout, c’est de savoir son esclavagisme.
que l’appel du Général de Gaulle avait pu, à
travers ces 3 ans d’obscurité, demeurer La France, oui, nous la retrouvions facilement.
lumineux dans la majorité des cœurs et des Mais, hélas, il est bien vrai que nous n’y
esprits. Ce qui importe, c’est que parmi ceux sommes plus. Nous seuls qui l’avons quittée
qui ont débarqué à Casablanca ou ailleurs, en en pleine souffrance pouvons savoir ce qu’a
provenance des camps de concentration et été pour nous le choc, et la déception, de
des prisons espagnoles, il y en ait eu une notre premier contact avec cette terre
majorité aux intentions assez pures, assez d’Afrique. Car la France en pleine souffrance
droites pour qu’ils puissent aujourd’hui, était un bien beau peuple, et si l’on vous a dit
comme ils ne cessent de faire depuis le 1er que la division y régnait, c’est cette sorte de
jour, porter témoignage de ce qu’est la France division et de partage qui régnait au sein des
bâillonnée. C’est en leur nom que je parle ici, douze disciples par la présence du seul Judas.
et je ne crois pas m’abuser en pensant, et je

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