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ès la paie deux de mes camarades et moi promène autour des troupes, discute, assiste
versons 10 pesetas à la caisse dont je suis une partie d’échec, lave un mouchoir que je
trésorier et économe. Ainsi, nous achetons fais sécher et profite d’un peu de soleil pour
avec cet argent commun bananes, figues ou me doucher dans la cour à l’aide de la
amandes que nous partageons. Le clairon gargoulette. Cela se fait sans aucun scrupule :
annonce la soupe de midi. Le pain de la prison c’est notre plage ici.
est distribué : ½ boule de 250 grs par
personne, mais nous nous arrangeons à Le clairon de nouveau ; et nous nous alignons
prendre la boule entière chacun à notre tour. toujours avec notre nonchalance ordinaire.
Les portes nous sont ouvertes et comme ce On nous presse mais il faut un bon quart
matin, nous nous alignons devant la marmite d’heure pour nous mettre en place. Le clairon
colossale. Aujourd’hui, la soupe est infecte : sonne et nous nous mettons au garde à vous
c’est de l’eau chaude avec des feuilles de et nous nous découvrons car les Espagnols
choux, des haricots verts d’une dureté… et des chantent l’hymne national : “ Viva España ”…
fils… et quelques grains de riz au fond ; je ne Coup de clairon et repos puis nous regagnons
me souviens pas en avoir mangée de si liquide en file unique nos cellules ; chasse aux
et de si mauvaise. Et puis, il n’y a pas de vin mouches et fermeture des portes. Chacun de
aujourd’hui ! Cette semaine nous ne sommes nous lave son assiette et se prépare pour la
pas favorisés du point de vue ravitaillement soupe. Toujours le même système pour
puisque la Croix Rouge ne nous a rien envoyé. recevoir une louche de farine de maïs avec
Aussi aujourd’hui mardi les porte-monnaie quelques haricots verts. Pas de vin ce soir.
sont-ils déjà vides ! Nous terminons notre repas avec le restant
d’amandes et nous nous disposons pour la
Jusqu’à 16 heures nous restons enfermés c’est nuit. Nous étalons nos couvertures et bientôt
encore un moment assez ennuyeux à passer la nuit tombe. Nous entonnons des chants,
car le temps s’est éveillé et il fait très lourd ; parlons du pays, discutons jusqu’à onze
l’air manque mais les mouches y abondent et heures bien que le guichet de la porte nous ait
nous agacent. La sueur me coule sur les été ouvert au premier coup de trompette de
jambes : c’est la réaction de la soupe et c’est 9h30 et malgré l’interdiction des feux de 10h.
désagréable… Je reprends mon livre que je Enfin, le silence se fait bientôt et nous
dois bientôt laisser car mes mains suent et le songeons à dormir en rêvant à notre lit, notre
salissent. Je m’allonge un peu, chasse les vie en France ou au prochain départ où l’on
mouches, assiste une partie de dame et cause quittera ces murs blanchis qui commencent à
avec mes camarades : le matelot qui nous nous dégoûter. L’officier passe et se rend
conte ses aventures de mers, deux Oranais qui compte si le silence est absolu. Il frappe
nous parlent de l’Algérie ou de leur expédition violemment dans la porte des cellules où des
en Tunisie, Italie, Allemagne et France où ils voix se font entendre et lance dans le hall qui
ont été démobilisés. Enfin, le clairon sonne : répète par son écho “ Silencio ”.
celui d’entre nous qui est de service de
“ carrée ” s’occupe de la mise en ordre de nos « Mes parents savent-ils que je suis ici »,
affaires, du balayage et du lavage. Dehors, notait ce jeune évadé ? On en sait un peu plus
nous respirons l’air plus oxygéné et jusqu’à 7 grâce à une lettre que son père lui fait parvenir
heures nous restons dans la cour. Nous avons en 1945 seulement, soit deux ans après.
peu mangé à midi et je me décide d’acheter Robert Basquin est alors matelot fourrier à
une livre de bananes que je dévore bord du Bâtiment de ligne Jean-Bart. Lettre
avidement. Cela va beaucoup mieux et je poignante, qui permet de mieux saisir le
pourrais attendre la soupe du soir. Je me drame qui a été aussi celui de ceux qu’on
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versons 10 pesetas à la caisse dont je suis une partie d’échec, lave un mouchoir que je
trésorier et économe. Ainsi, nous achetons fais sécher et profite d’un peu de soleil pour
avec cet argent commun bananes, figues ou me doucher dans la cour à l’aide de la
amandes que nous partageons. Le clairon gargoulette. Cela se fait sans aucun scrupule :
annonce la soupe de midi. Le pain de la prison c’est notre plage ici.
est distribué : ½ boule de 250 grs par
personne, mais nous nous arrangeons à Le clairon de nouveau ; et nous nous alignons
prendre la boule entière chacun à notre tour. toujours avec notre nonchalance ordinaire.
Les portes nous sont ouvertes et comme ce On nous presse mais il faut un bon quart
matin, nous nous alignons devant la marmite d’heure pour nous mettre en place. Le clairon
colossale. Aujourd’hui, la soupe est infecte : sonne et nous nous mettons au garde à vous
c’est de l’eau chaude avec des feuilles de et nous nous découvrons car les Espagnols
choux, des haricots verts d’une dureté… et des chantent l’hymne national : “ Viva España ”…
fils… et quelques grains de riz au fond ; je ne Coup de clairon et repos puis nous regagnons
me souviens pas en avoir mangée de si liquide en file unique nos cellules ; chasse aux
et de si mauvaise. Et puis, il n’y a pas de vin mouches et fermeture des portes. Chacun de
aujourd’hui ! Cette semaine nous ne sommes nous lave son assiette et se prépare pour la
pas favorisés du point de vue ravitaillement soupe. Toujours le même système pour
puisque la Croix Rouge ne nous a rien envoyé. recevoir une louche de farine de maïs avec
Aussi aujourd’hui mardi les porte-monnaie quelques haricots verts. Pas de vin ce soir.
sont-ils déjà vides ! Nous terminons notre repas avec le restant
d’amandes et nous nous disposons pour la
Jusqu’à 16 heures nous restons enfermés c’est nuit. Nous étalons nos couvertures et bientôt
encore un moment assez ennuyeux à passer la nuit tombe. Nous entonnons des chants,
car le temps s’est éveillé et il fait très lourd ; parlons du pays, discutons jusqu’à onze
l’air manque mais les mouches y abondent et heures bien que le guichet de la porte nous ait
nous agacent. La sueur me coule sur les été ouvert au premier coup de trompette de
jambes : c’est la réaction de la soupe et c’est 9h30 et malgré l’interdiction des feux de 10h.
désagréable… Je reprends mon livre que je Enfin, le silence se fait bientôt et nous
dois bientôt laisser car mes mains suent et le songeons à dormir en rêvant à notre lit, notre
salissent. Je m’allonge un peu, chasse les vie en France ou au prochain départ où l’on
mouches, assiste une partie de dame et cause quittera ces murs blanchis qui commencent à
avec mes camarades : le matelot qui nous nous dégoûter. L’officier passe et se rend
conte ses aventures de mers, deux Oranais qui compte si le silence est absolu. Il frappe
nous parlent de l’Algérie ou de leur expédition violemment dans la porte des cellules où des
en Tunisie, Italie, Allemagne et France où ils voix se font entendre et lance dans le hall qui
ont été démobilisés. Enfin, le clairon sonne : répète par son écho “ Silencio ”.
celui d’entre nous qui est de service de
“ carrée ” s’occupe de la mise en ordre de nos « Mes parents savent-ils que je suis ici »,
affaires, du balayage et du lavage. Dehors, notait ce jeune évadé ? On en sait un peu plus
nous respirons l’air plus oxygéné et jusqu’à 7 grâce à une lettre que son père lui fait parvenir
heures nous restons dans la cour. Nous avons en 1945 seulement, soit deux ans après.
peu mangé à midi et je me décide d’acheter Robert Basquin est alors matelot fourrier à
une livre de bananes que je dévore bord du Bâtiment de ligne Jean-Bart. Lettre
avidement. Cela va beaucoup mieux et je poignante, qui permet de mieux saisir le
pourrais attendre la soupe du soir. Je me drame qui a été aussi celui de ceux qu’on
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