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di 15 juillet. Sous les accents éraillés d’une trompette,
Aujourd’hui, je fête mes 21 jours de “ tôle ”. j’entrouvre les yeux et distingue la demie
Pour combien en ai-je encore ? ? ? ? Je ne sais. clarté de l’aube dont la faible lueur perce avec
Le temps passe néanmoins assez vite. Dans la peine les gros nuages lourds et bas, restes
cellule, plusieurs camarades aiment à discuter d’un orage passé. La 83ème journée
et sont plutôt des intellectuels. Ainsi, avant- d’internement commence : il est 6h30.
hier soir, nous avons eu une très intéressante Personne ne bouge dans la cellule 6 où je suis
discussion sur la création du monde. Mon depuis quinze jours locataire. Je m’assieds et
interlocuteur et moi avions des idées assez autour de moi huit corps humains s’étalent
opposées mais le sujet ayant pris une force dans tous les sens : les uns allongés à leur
formidable, nous avons dû nous abaisser à place sur leur couverture, les autres en chien
reconnaître que nous n’étions vraiment pas de fusil sur celle de leur voisin : têtes, jambes,
assez intelligents pour résoudre un tel torses et fesses semblent s’être bousculés
problème qui a hanté tant de cerveaux toute la nuit. Enfin, vaincus par la fatigue, se
savants. Nous parlons cinéma, théâtre, sont assoupis dans la dernière position qui a
littérature, radio etc. L’un m’a donné quelques paru la plus convenable, ces hommes qui
notions de radio. Cela m’intéresse beaucoup utilisent au plus grand maximum l’espace qui
et le temps passe plus rapidement ainsi. La leur est réservé pour le repos.
matinée est surtout longue. Du café à 7h.
Nous devons attendre jusqu’à 9h pour sortir. L’atmosphère est chaude et malsaine,
Nous rentrons en cellule vers 11h et attendons quoiqu’un bienfaisant courant d’air entre le
la soupe vers 13h 30. L’estomac trouve le guichet de la porte et la lucarne agite cet air
temps encore plus long et c’est pourquoi, vicié que depuis des heures nous respirons.
lorsque le ravitaillement américain est Près de la porte gisent chaussures, sacs, boîtes
distribué, nous sautons comme des aigles à la en fer, bananes, pains et pantalons ; le balai et
diète sur leur proie. La journée se passe et rien la gargoulette, traînant dans des peaux de
de neuf au sujet des départs. Demain, nous bananes, encadrent l’édifice du coin : le
saurons si nous partons samedi ou la semaine goguenot, dont les odeurs nauséabondes
prochaine, ou peut-être encore la suivante car s’insinuent à travers un couvercle rafistolé en
la fête nationale espagnole fixée dans cette bois dans l’atmosphère déjà privée d’hygiène.
semaine est une fête de réjouissance qui dure Tout à côté l’évier métallique est chargé de
presque toute la semaine et cela retarderait plats en aluminium et d’assiettes en terre
encore notre départ. cuite jaunes, sales de la soupe de farine de
maïs restée collée sur les parois et que nous
Ecrire sur le rien, c’est produire quelque chose n’avons pu nettoyer hier soir du fait du
qui est plus que le rien. Dire l’immobilité, c’est manque d’eau et sur lesquelles se complaisent
une activité qui permet d’y échapper un peu. quelques trentaines de mouches. Sur l’axe de
Un jour, après 83 nuits passées dans cette levage du vasistas, sont accrochés vestons,
prison de Figuéras, Basquin décide de faire le chemises, imperméables, serviettes… où se
récit détaillé d’une journée ordinaire, avec ses complaisent ici punaises et poux.
rituels, sa monotonie, ses ridicules, n’oubliant
pas de mentionner les détails les plus crus – Les murs blanchis de quelques jours portent
comme les odeurs- qui possèdent l’immense jusqu’à 50 cm du sol l’emplacement de chacun
pouvoir de pourrir la vie des détenus. Avec, par l’absence de chaux que le dos a ôtée. Ils
toujours, ce souci ou cet effort d’être un peu portent quelques traces rouges, restes de
décalé par rapport à ce qu’il vit. punaises écrasées durant la nuit ou la chasse
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Aujourd’hui, je fête mes 21 jours de “ tôle ”. j’entrouvre les yeux et distingue la demie
Pour combien en ai-je encore ? ? ? ? Je ne sais. clarté de l’aube dont la faible lueur perce avec
Le temps passe néanmoins assez vite. Dans la peine les gros nuages lourds et bas, restes
cellule, plusieurs camarades aiment à discuter d’un orage passé. La 83ème journée
et sont plutôt des intellectuels. Ainsi, avant- d’internement commence : il est 6h30.
hier soir, nous avons eu une très intéressante Personne ne bouge dans la cellule 6 où je suis
discussion sur la création du monde. Mon depuis quinze jours locataire. Je m’assieds et
interlocuteur et moi avions des idées assez autour de moi huit corps humains s’étalent
opposées mais le sujet ayant pris une force dans tous les sens : les uns allongés à leur
formidable, nous avons dû nous abaisser à place sur leur couverture, les autres en chien
reconnaître que nous n’étions vraiment pas de fusil sur celle de leur voisin : têtes, jambes,
assez intelligents pour résoudre un tel torses et fesses semblent s’être bousculés
problème qui a hanté tant de cerveaux toute la nuit. Enfin, vaincus par la fatigue, se
savants. Nous parlons cinéma, théâtre, sont assoupis dans la dernière position qui a
littérature, radio etc. L’un m’a donné quelques paru la plus convenable, ces hommes qui
notions de radio. Cela m’intéresse beaucoup utilisent au plus grand maximum l’espace qui
et le temps passe plus rapidement ainsi. La leur est réservé pour le repos.
matinée est surtout longue. Du café à 7h.
Nous devons attendre jusqu’à 9h pour sortir. L’atmosphère est chaude et malsaine,
Nous rentrons en cellule vers 11h et attendons quoiqu’un bienfaisant courant d’air entre le
la soupe vers 13h 30. L’estomac trouve le guichet de la porte et la lucarne agite cet air
temps encore plus long et c’est pourquoi, vicié que depuis des heures nous respirons.
lorsque le ravitaillement américain est Près de la porte gisent chaussures, sacs, boîtes
distribué, nous sautons comme des aigles à la en fer, bananes, pains et pantalons ; le balai et
diète sur leur proie. La journée se passe et rien la gargoulette, traînant dans des peaux de
de neuf au sujet des départs. Demain, nous bananes, encadrent l’édifice du coin : le
saurons si nous partons samedi ou la semaine goguenot, dont les odeurs nauséabondes
prochaine, ou peut-être encore la suivante car s’insinuent à travers un couvercle rafistolé en
la fête nationale espagnole fixée dans cette bois dans l’atmosphère déjà privée d’hygiène.
semaine est une fête de réjouissance qui dure Tout à côté l’évier métallique est chargé de
presque toute la semaine et cela retarderait plats en aluminium et d’assiettes en terre
encore notre départ. cuite jaunes, sales de la soupe de farine de
maïs restée collée sur les parois et que nous
Ecrire sur le rien, c’est produire quelque chose n’avons pu nettoyer hier soir du fait du
qui est plus que le rien. Dire l’immobilité, c’est manque d’eau et sur lesquelles se complaisent
une activité qui permet d’y échapper un peu. quelques trentaines de mouches. Sur l’axe de
Un jour, après 83 nuits passées dans cette levage du vasistas, sont accrochés vestons,
prison de Figuéras, Basquin décide de faire le chemises, imperméables, serviettes… où se
récit détaillé d’une journée ordinaire, avec ses complaisent ici punaises et poux.
rituels, sa monotonie, ses ridicules, n’oubliant
pas de mentionner les détails les plus crus – Les murs blanchis de quelques jours portent
comme les odeurs- qui possèdent l’immense jusqu’à 50 cm du sol l’emplacement de chacun
pouvoir de pourrir la vie des détenus. Avec, par l’absence de chaux que le dos a ôtée. Ils
toujours, ce souci ou cet effort d’être un peu portent quelques traces rouges, restes de
décalé par rapport à ce qu’il vit. punaises écrasées durant la nuit ou la chasse
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