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10. « La nuit terrible des prisons, où l’on espérances de libération rapide, d’aide des
ne dort pas » consuls etc.

Avant ou après 1942, le premier contact avec A l'angle des arcades, scène qui me fait cette
la prison est toujours une épreuve marquante, fois bien comprendre que je suis entré en
qui matérialise brutalement la transformation prison tout court : un tabouret à la porte
du statut de l’évadé en celui d’interné. d'une grande laverie et sur ce tabouret, il faut
L’horizon, soudain, se rétrécit et se durcit. s'asseoir. L'on vous y tond au “ double-zéro ” ;
C’est l’entrée dans un univers hostile, en face, une petite pièce ; c'est l'étuve. Ordre
déconcertant et humiliant. L’homme social d'y mettre tous ses vêtements : ceux que l'on
disparaît. “ L’homme immobile ” apparaît… a sur soi et ceux que l'on garde en rechange
L’évadé est soudain confronté aux dans sa musette. Je ne dois pas avoir l'air
conséquences tangibles de son acte de content ; une espèce de prisonnier espagnol
désobéissance. Les journaux intimes évoquent me regarde sadiquement ; je l’engueule ; il
souvent cette douloureuse expérience, comme rigole et dit en espagnol : ça lui passera. Deux
celui du jeune officier Jacques Britsch, tout minutes plus tard, nous sommes crânes rasés
frais sorti des hôtels de la capitale thermale, et nus dans une sorte de salopette de toile
Vichy, où il servait comme officier d’état- bleu foncé. Avec nos baluchons, nous
major, qui se retrouve à la prison de Gérone, le montons trois étages ; le premier contient des
dernier jour du mois de janvier 1943. locaux divers : infirmerie… Le deuxième des
prisonniers espagnols, la plupart politiques,
Un garde nous accompagne jusqu’à une dit-on (sinon tous) ; le troisième les évadés
station d’autobus, mousqueton à la bretelle. des territoires occupés par les Allemands.
Nous montons tous les cinq au milieu des Quand nous y parvenons, on nous fait entrer
voyageurs du commun, et nous voilà partis dans la salle “ I ”, salle complètement nue,
pour un village des environs de Gérone. Là, un mais claire (elle est sous les toits) ; fenêtres
mur peint en blanc dans une rue. Une par où on peut regarder dans la cour. Porte qui
première porte de grandes dimensions se donne sur les lavabos, avec robinet et W.C.
referme. Une autre en “ baïonnette ” avec la Une foule d’hommes parqués là. Ils sont assis
première et nous voilà dans une petite cour ou debout, les uns serrés le long du mur, les
carrée propre, à colonnes, aux murs tout autres dans le milieu. On s’étend la nuit, là où
blancs, avec des images du Sacré-Cœur, où l’on est, dans sa couverture (si on en a une), la
des devises franquistes, patriotiques et bien tête dans son barda ou des caisses ou des
pensantes sont peintes sur chacun des côtés. boîtes que l’on a pu trouver aux alentours de
Nous sommes en prison. Il est environ 3 la cantine. Les derniers arrivés ont la plus
heures de l’après-midi. Sous les arcades, un mauvaise place : à côté de la porte des
petit bureau. Les contacts deviennent plus lavabos. C’est là qu’on nous pousse. J’y pose
rudes. On nous fouille en prenant notre ma musette et mon sac. […] Dès le premier
identité, on nous enlève rasoir, couteau de jour, j’écris au cousin B., et mes compagnons
poche, pesetas, argent de toute sorte. L. arrive me déclarent que cette haute relation ne
à dissimuler sa ceinture doublée de dollars manquera pas d’obtenir ma libération en 48 h.
papier et or, de pesetas etc... La fouille n’était Car nous sommes bien en prison, et en prison
pas bien sérieuse ! Sous les arcades, deux de droit commun. Quand en sortirons-nous ?
compatriotes nous regardent. L’un Kayser, Qui s'occupera, à l'extérieur, de nous faire
secrétaire général du parti radical-socialiste, sortir ? La tonte et l'épouillage m'ont fait
l’autre est un publiciste juif de Paris. Ils nous comprendre désagréablement que c'était “ du
désillusionnent tout de suite sur les sérieux ”. On aimerait mieux savoir combien

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