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son, à rien ni à personne et pourtant, à pensées de liberté, mille combinaisons, mille
chaque instant, me revient en tête cette plans irréalisables, où l’on apprend à dominer
phrase que j’ai sur une carte postale : et si le corps impatient dont un mouvement
parfois vous avez le “ cafard ”, songez que… réveillerait le camarade qui peut-être ne
sommeille même pas, mais qui joue le jeu,
Les internés, nous allons le voir, craignent la immobile lui aussi, les yeux grands ouverts
longueur et la langueur des jours où il ne se dans l’obscurité ou fermés sur un regard de
passe rien, ce rien venant heurter de front le femme ou des visages d’enfants. La nuit où,
but de leur voyage. Mais ils ont une véritable par la petite ouverture là-haut découpée, des
angoisse de la nuit. La nuit, c’est le moment où étoiles tremblent de contempler la folie des
les plus sombres pensées leur viennent, et hommes. La nuit espagnole serait si belle si les
certains n’ont qu’une peur, celle de penser. bruits des pas des sentinelles sur le chemin de
Penser à ceux qu’on a laissés, penser que ronde et les appels réguliers d’une tour à
l’histoire est en train de se dérouler sans eux, l’autre, si ces bruits hallucinants tant on
penser aux petites misères physiologiques attend le suivant, toujours semblable à celui
causées par la maladie, les insectes, la faim. La qui l’a précédé, s’effaçaient sous une musique
nuit, c’est souvent le moment où il n’est pas de feu en accord avec les caractères naturels
possible de dormir, où les plus noires idées de cette contrée qui serait grandiose, même
affluent. C’est ce qui a marqué Jean Accart, en certains coins arides, si l’homme n’y avait
pilote de guerre, qui commandera le groupe pas apporté sa marque de misère, de lutte, de
de chasse “ Berry ” basé en Angleterre, l’un vengeance, d’envie, de paresse ou de haine ;
des premiers à écrire l’épopée de l’évasion de marque indélébile qui souille toute beauté
France, qui inaugure sa vie carcérale à la d’un caractère passionné capable des plus
prison de Saragosse. héroïques actions pour le geste.
On assigne les places ; nous coucherons en C’est en vidant le grenier de ses parents à
quinconce, chacun prenant les pieds de son Toulouse que Robert Lauga tombe
vis-à-vis sous le bras et sous condition de ne tardivement sur deux petits carnets oubliés.
pas mettre deux grands en face l’un de l’autre, Les carnets qu’il a tenus jour par jour en 1943,
nous arrivons à nous caser, sauf un : le dernier lorsqu’il attendait en Espagne de pouvoir
aurait en effet les pieds dans le trou et la tête rejoindre l’Afrique belliqueuse. Brutal retour
sous le robinet. Comme dans la chanson. Mais d’un passé maintenant lointain. En 1941, avec
du robinet ne coule que de l’eau, goutte à ses parents, le jeune Lauga se trouve en
goutte, depuis que le circuit a été ouvert pour Afrique Occidentale Française (A.O.F.). Alors
nous permettre sans doute de rincer nos en stage dans une mine du Nord Dahomey –il
écuelles. Nous décidons donc de faire la relève prépare un concours d’ingénieur des Travaux
du onzième à tour de rôle. Nous pourrions Publics et des Mines des Colonies-, il est
ainsi dormir à peu près bien : autant que l’on “ appelé ” sous les drapeaux, libéré en août
puisse dormir sur du ciment, sans couvertures 1942 et rapatrié en France pour y être
et serrés au point de ne pouvoir faire un démobilisé. Après novembre 1942, il ne tient
mouvement sans les neuf autres. […] pas à en rester là, surtout qu’il reçoit une
convocation pour aller travailler en
La nuit terrible des prisons, où l’on ne dort Allemagne. On lui propose le maquis. Il refuse
pas, où l’on sommeille à peine, où, dans car il veut se rendre utile au plus vite.
l’esprit qui n’est plus trompé par la L’aventure ne lui fait pas peur : comme scout
conversation ou l’espoir de voir bientôt routier, il avait déjà à son actif quelques
s’ouvrir la porte inexorable, on ressasse mille ascensions, dont le Vignemale qui dépasse 3
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chaque instant, me revient en tête cette plans irréalisables, où l’on apprend à dominer
phrase que j’ai sur une carte postale : et si le corps impatient dont un mouvement
parfois vous avez le “ cafard ”, songez que… réveillerait le camarade qui peut-être ne
sommeille même pas, mais qui joue le jeu,
Les internés, nous allons le voir, craignent la immobile lui aussi, les yeux grands ouverts
longueur et la langueur des jours où il ne se dans l’obscurité ou fermés sur un regard de
passe rien, ce rien venant heurter de front le femme ou des visages d’enfants. La nuit où,
but de leur voyage. Mais ils ont une véritable par la petite ouverture là-haut découpée, des
angoisse de la nuit. La nuit, c’est le moment où étoiles tremblent de contempler la folie des
les plus sombres pensées leur viennent, et hommes. La nuit espagnole serait si belle si les
certains n’ont qu’une peur, celle de penser. bruits des pas des sentinelles sur le chemin de
Penser à ceux qu’on a laissés, penser que ronde et les appels réguliers d’une tour à
l’histoire est en train de se dérouler sans eux, l’autre, si ces bruits hallucinants tant on
penser aux petites misères physiologiques attend le suivant, toujours semblable à celui
causées par la maladie, les insectes, la faim. La qui l’a précédé, s’effaçaient sous une musique
nuit, c’est souvent le moment où il n’est pas de feu en accord avec les caractères naturels
possible de dormir, où les plus noires idées de cette contrée qui serait grandiose, même
affluent. C’est ce qui a marqué Jean Accart, en certains coins arides, si l’homme n’y avait
pilote de guerre, qui commandera le groupe pas apporté sa marque de misère, de lutte, de
de chasse “ Berry ” basé en Angleterre, l’un vengeance, d’envie, de paresse ou de haine ;
des premiers à écrire l’épopée de l’évasion de marque indélébile qui souille toute beauté
France, qui inaugure sa vie carcérale à la d’un caractère passionné capable des plus
prison de Saragosse. héroïques actions pour le geste.
On assigne les places ; nous coucherons en C’est en vidant le grenier de ses parents à
quinconce, chacun prenant les pieds de son Toulouse que Robert Lauga tombe
vis-à-vis sous le bras et sous condition de ne tardivement sur deux petits carnets oubliés.
pas mettre deux grands en face l’un de l’autre, Les carnets qu’il a tenus jour par jour en 1943,
nous arrivons à nous caser, sauf un : le dernier lorsqu’il attendait en Espagne de pouvoir
aurait en effet les pieds dans le trou et la tête rejoindre l’Afrique belliqueuse. Brutal retour
sous le robinet. Comme dans la chanson. Mais d’un passé maintenant lointain. En 1941, avec
du robinet ne coule que de l’eau, goutte à ses parents, le jeune Lauga se trouve en
goutte, depuis que le circuit a été ouvert pour Afrique Occidentale Française (A.O.F.). Alors
nous permettre sans doute de rincer nos en stage dans une mine du Nord Dahomey –il
écuelles. Nous décidons donc de faire la relève prépare un concours d’ingénieur des Travaux
du onzième à tour de rôle. Nous pourrions Publics et des Mines des Colonies-, il est
ainsi dormir à peu près bien : autant que l’on “ appelé ” sous les drapeaux, libéré en août
puisse dormir sur du ciment, sans couvertures 1942 et rapatrié en France pour y être
et serrés au point de ne pouvoir faire un démobilisé. Après novembre 1942, il ne tient
mouvement sans les neuf autres. […] pas à en rester là, surtout qu’il reçoit une
convocation pour aller travailler en
La nuit terrible des prisons, où l’on ne dort Allemagne. On lui propose le maquis. Il refuse
pas, où l’on sommeille à peine, où, dans car il veut se rendre utile au plus vite.
l’esprit qui n’est plus trompé par la L’aventure ne lui fait pas peur : comme scout
conversation ou l’espoir de voir bientôt routier, il avait déjà à son actif quelques
s’ouvrir la porte inexorable, on ressasse mille ascensions, dont le Vignemale qui dépasse 3
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