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13. « Le pire et le meilleur se côtoient » d’une reliure ancienne. Malgré la chaleur, il
est vêtu d’un pardessus. C’est un hongrois,
La vie dans un camp est une sorte ingénieur électricien et son ouvrage est un
d’apprentissage sauvage du monde, d’un traité de mathématiques transcendantales du
monde en réduction, où l’on rencontre et siècle dernier ! Je le reverrai, plusieurs fois,
côtoie toutes les classes de la société, où l’on toujours dans la même attitude, toujours dans
découvre des êtres aux mœurs bizarres que la même tenue. J’apprendrai qu’il est là depuis
l’on aurait eu du mal à imaginer jusque-là, où plusieurs années et que son manteau est son
le sordide et l’insolite se mélangent pour le seul vêtement. Apatride, trop vieux pour faire
meilleur et, plus souvent, pour le pire. Mais un combattant, personne ne le réclame. Doux
pour Jean Soupiron, ces épreuves ne le et résigné, il se réfugie dans son bouquin,
durcissent pas. Au contraire de ce qu’on devenu son seul univers ! J’éprouve une
observe chez d’autres, elles l’ont rendu plus immense pitié pour cet homme qui ne peut
sensible au malheur d’autrui. communiquer. Loin de me durcir, les épreuves
m’ont rendu, au contraire, plus sensible au
Après le choc, assez rude, des premiers jours, malheur d’autrui. Aux pires moments d’un
notre vie s’organise et nous “ apprenons ” sort pas très enviable, je trouverai toujours
petit à petit. Ce camp est un monde en motif à accorder ma compassion. Des copains
réduction. Dans la vie courante, me plaisanteront en me disant que je suis
instinctivement, chacun s’insère dans son romantique et “ mélo ”. Eh bien... tant pis ! Je
milieu, là où il se trouve à l’aise, justifiant suis, je reste. D’autant mieux qu’il m’arrivera
l’emploi du proverbe : “ Dis-moi qui tu de prendre en flagrant délit du même
hantes... ”. Ici, rien de tel. Le pire et le meilleur “ défaut ”, certains d’entre eux !...
se côtoient, dans un internationalisme difficile
à trouver ailleurs... un véritable chaudron ! A Caldas, j’ai connu un pianiste merveilleux,
Etant sorti des jupons de ma mère à seize ans, c’est un Autrichien, soliste de l’orchestre de
je me croyais très dégourdi ! Je constate qu’il l’Opéra de Vienne. Il joue sur le piano de
n’en est rien et je fais l’apprentissage du l’hôtel, dans un angle de la salle de jeux. La
monde. On trouve tout et de tout. musique semble couler de ses longs doigts,
sans effort. Tout le répertoire y passe, sans
Là, un professeur est en train de donner un partition. Après les concertii, les valses
cours de philo. Il fait très chaud. Seulement viennoises, tout à trac, du jazz ! Ici, les yeux
vêtu de ce qui semble être les restes d’un slip, clos, il pianote pendant des heures sur un
il dispense son savoir de la même manière que clavier imaginaire. Lui aussi est “ apatride ”.
s’il était devant un public d’amphi Tous ces ressortissants d’Europe centrale -
d’université, avec autant de dignité. Personne leurs pays annexés par l’Allemagne- n’ont plus
ne semble remarquer l’incongruité de sa de représentation diplomatique. Ils nous font
tenue, ni même ne sourit. Une sorte de trouver enviable notre sort ! Que
ceinture de couleur douteuse enserre sa taille, deviendront-ils ? J’espère que les Américains -
les loques réparties autour, soulignant ce toujours eux !- finiront par les récupérer... Un
qu’elles devraient cacher... Tout près, un peu plus loin la table de jeu du chinois
tripot où, là non plus, on ne rigole pas. On millionnaire, populaire, celle-là : on y joue
semble jouer gros jeu et les curieux sont peseta par peseta. J’y gagnerai régulièrement,
dissuadés. Un peu plus loin, dans une “ calle ” mais ne dépasserai jamais le plafond de cinq !
ouverte sur le couloir, je vois un homme à la Au-delà, je reperds tout ! Je suis renommé
cinquantaine bien sonnée, assis sur une (dans quatre ou cinq baraques, n’exagérons
espèce de trône, plongé dans un livre énorme, pas !) pour cette “ veine ” systématique. Il me
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est vêtu d’un pardessus. C’est un hongrois,
La vie dans un camp est une sorte ingénieur électricien et son ouvrage est un
d’apprentissage sauvage du monde, d’un traité de mathématiques transcendantales du
monde en réduction, où l’on rencontre et siècle dernier ! Je le reverrai, plusieurs fois,
côtoie toutes les classes de la société, où l’on toujours dans la même attitude, toujours dans
découvre des êtres aux mœurs bizarres que la même tenue. J’apprendrai qu’il est là depuis
l’on aurait eu du mal à imaginer jusque-là, où plusieurs années et que son manteau est son
le sordide et l’insolite se mélangent pour le seul vêtement. Apatride, trop vieux pour faire
meilleur et, plus souvent, pour le pire. Mais un combattant, personne ne le réclame. Doux
pour Jean Soupiron, ces épreuves ne le et résigné, il se réfugie dans son bouquin,
durcissent pas. Au contraire de ce qu’on devenu son seul univers ! J’éprouve une
observe chez d’autres, elles l’ont rendu plus immense pitié pour cet homme qui ne peut
sensible au malheur d’autrui. communiquer. Loin de me durcir, les épreuves
m’ont rendu, au contraire, plus sensible au
Après le choc, assez rude, des premiers jours, malheur d’autrui. Aux pires moments d’un
notre vie s’organise et nous “ apprenons ” sort pas très enviable, je trouverai toujours
petit à petit. Ce camp est un monde en motif à accorder ma compassion. Des copains
réduction. Dans la vie courante, me plaisanteront en me disant que je suis
instinctivement, chacun s’insère dans son romantique et “ mélo ”. Eh bien... tant pis ! Je
milieu, là où il se trouve à l’aise, justifiant suis, je reste. D’autant mieux qu’il m’arrivera
l’emploi du proverbe : “ Dis-moi qui tu de prendre en flagrant délit du même
hantes... ”. Ici, rien de tel. Le pire et le meilleur “ défaut ”, certains d’entre eux !...
se côtoient, dans un internationalisme difficile
à trouver ailleurs... un véritable chaudron ! A Caldas, j’ai connu un pianiste merveilleux,
Etant sorti des jupons de ma mère à seize ans, c’est un Autrichien, soliste de l’orchestre de
je me croyais très dégourdi ! Je constate qu’il l’Opéra de Vienne. Il joue sur le piano de
n’en est rien et je fais l’apprentissage du l’hôtel, dans un angle de la salle de jeux. La
monde. On trouve tout et de tout. musique semble couler de ses longs doigts,
sans effort. Tout le répertoire y passe, sans
Là, un professeur est en train de donner un partition. Après les concertii, les valses
cours de philo. Il fait très chaud. Seulement viennoises, tout à trac, du jazz ! Ici, les yeux
vêtu de ce qui semble être les restes d’un slip, clos, il pianote pendant des heures sur un
il dispense son savoir de la même manière que clavier imaginaire. Lui aussi est “ apatride ”.
s’il était devant un public d’amphi Tous ces ressortissants d’Europe centrale -
d’université, avec autant de dignité. Personne leurs pays annexés par l’Allemagne- n’ont plus
ne semble remarquer l’incongruité de sa de représentation diplomatique. Ils nous font
tenue, ni même ne sourit. Une sorte de trouver enviable notre sort ! Que
ceinture de couleur douteuse enserre sa taille, deviendront-ils ? J’espère que les Américains -
les loques réparties autour, soulignant ce toujours eux !- finiront par les récupérer... Un
qu’elles devraient cacher... Tout près, un peu plus loin la table de jeu du chinois
tripot où, là non plus, on ne rigole pas. On millionnaire, populaire, celle-là : on y joue
semble jouer gros jeu et les curieux sont peseta par peseta. J’y gagnerai régulièrement,
dissuadés. Un peu plus loin, dans une “ calle ” mais ne dépasserai jamais le plafond de cinq !
ouverte sur le couloir, je vois un homme à la Au-delà, je reperds tout ! Je suis renommé
cinquantaine bien sonnée, assis sur une (dans quatre ou cinq baraques, n’exagérons
espèce de trône, plongé dans un livre énorme, pas !) pour cette “ veine ” systématique. Il me
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