Page 130 - My FlipBook
P. 130
mesure que s’approche le terme du voyage, L’Afrique, c’est Là où les rêves de victoire
un terme qui pourrait être tragique. Le bateau peuvent devenir réalité. Las ! Ces rêves
et les rives de l’Afrique consacrent une sorte de tournent parfois au désenchantement, comme
rupture, de distance, et réveillent le doute à on peut le lire dans ce journal intime, écrit par
travers la question à laquelle nul ne saurait un homme qui revendique, pourtant, son
répondre : pour combien de temps ? appartenance politique à la droite et qui avait
L’engagement guerrier devient un horizon tout d’un giraudiste Après l’enfermement
prochain. La décision prise était-elle la bonne ? vichyste et un internement en Espagne, le
capitaine Britsch est heureux d’apercevoir, du
C’est au cri de “ Viva Francia ” que les bateau qui transporte les évadés de France, les
Portugais nous accueillent. Avec des mots et côtes tant imaginées de la terre française
des gestes pleins d’amitié, ils nous distribuent d’Afrique. Pour lui, c’est le nouveau monde, le
cigarettes anglaises et paniers repas. Pour la monde libre opposé à la “ prison Europe ”, ces
première fois depuis longtemps, je retrouve la Anglo-Saxons mythiques qu’il n’a jamais
joie immense de la Liberté. Dans la matinée du entendus qu’à la radio. Mais très tôt, il peut
1er mai [1943], j’embarque sur le Lépine. La remarquer, avec tristesse, que la France en
mer est calme, le vent léger. Après un long lutte est en butte à des divisions d’un autre
cauchemar, je ressens la délicieuse sensation âge. Et que l’opinion, qui n’a pas vécu sous le
d’un départ en croisière en exposant mon joug allemand, ne semble pas toujours très
visage à un chaud soleil de printemps. Nous sûre dans ses positions patriotiques et son
longeons la côte portugaise, relâchons deux rapport au “ pétinisme ”, comme on disait
longues journées en rade de Gibraltar et, alors. Ancien membre des services de
après un cabotage sur la côte marocaine, nous renseignements français, il ne peut résister à
entrons le 6 mai dans le port de Casablanca… l’idée d’aller traîner ses oreilles là où il y a du
Ce nom est pour moi un rayon de soleil, un pouvoir, chez les Giraudistes et chez les
paradis de blancheur, un rêve de pureté. Américains, ce qui lui permet de nous donner
des informations précieuses sur la manière
La vérité est bien différente… Amarré à un dont le Gaullisme est perçu de part et d’autre
bateau pilote, le Lépine emprunte le chenal de la Méditerranée.
d’entrée ; à gauche et à droite, nous évitons
les cadavres de quelques croiseurs. Non loin 5.5.1943.
du quai, le cuirassé Jean-Bart, coulé le 8 Nous avons bien l’impression maintenant
novembre 1942 par les Américains, gît sur le d’être sortis de la prison “ Europe ” et d’avoir
fond, penché sur le flanc : tristes symboles rejoint un nouveau monde. Nous sommes de
d’une politique stupide. Au fond de moi, je nouveau en guerre, après trois ans
n’ai pas encore la certitude que ma terrible d’isolement. Les voilà donc ces Anglo-Saxons,
décision (l’abandon des miens) était justifiée. que nous ne connaissions que par l’image ou
Il me faut des raisons pour retrouver la la radio. Voilà cette citadelle si bien placée où
confiance, confirmer que là était mon devoir. se concentrent leurs convois. Une nouvelle
Or ce spectacle me perturbe, le doute existence va commencer.
m’envahit. La France est loin. L’Eléphant est 11 h. Conférence des commandants de bord.
dans les sables, il a laissé au pays ses amitiés, 15 h. Nous appareillons. 2 bateaux français, 1
ses affections, ses amours… Quand et anglais, 2 escorteurs français, 1 anglais. Cette
comment reviendra-t-il ? J’aime mieux ne pas fois, les Français arborent le tricolore. A la
y penser et souhaite me lancer le plus tôt nuit, nous sommes cap à l’ouest, dans
possible dans l’action. l’Atlantique.

129
   125   126   127   128   129   130   131   132   133   134   135