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sque ma décision est prise, je vais ranger guet allemands. Mais, vers le matin, un
mes affaires à Lyon. Le dimanche, je me rends incident vient retarder notre progression :
à la chapelle de la rue de la Lanterne, cette douze de nos compagnons qui n’ont pu
paroisse qui m’a tant apporté, et j’arrive pour soutenir le rythme, sont attardés. Le guide
voir mon ami le pasteur Roland de Puy, en perd beaucoup de temps à leur recherche.
robe, emmené entre deux civils qui le font C’est dans ces conditions que l’aube pâlit et
monter dans une voiture. La lucidité et le nous n’avons toujours pas franchi la frontière.
courage de ses prédications lui valent cet Le guide inquiet, nous dissimule tant bien que
honneur d’être arrêté par la Gestapo au mal, derrière les rochers des pentes, mais
moment où il va célébrer le culte ; au pied de l’abri est précaire dans cette zone surveillée. Il
la chaire se tiennent les catéchumènes fait bientôt grand jour et il n’est plus question
bouleversées, les jeunes, la foule des parents de se découvrir avant la nuit suivante.
et amis : c’est le dimanche de la confirmation !
Le vendredi suivant, pourvu de bonnes Tout à coup, des coups de feu éclatent dans
chaussures de marche et d’un sac de vivres, notre dos, suivis de cris gutturaux. Des gardes-
André Lew me conduit en train de Montpellier frontières allemands nous ont repérés à la
à Foix où il me confie au guide chargé de me jumelle et sont venus nous surprendre par
conduire en Espagne. Celui-ci, un garagiste de derrière, alors que nous cherchions à nous
Varilhes, attend à la sortie de la gare avec son dissimuler aux regards de la vallée. Mis en
automobile. Mais je ne suis pas seul : sept joue, nous ne pouvons pas fuir (si nous savions
autres jeunes gens ont le même rendez-vous, ce qui nous attend, nous le tenterions sans
parmi lesquels Albert Cappus qui deviendra un aucun doute !). Heureusement note cohorte
ami bien cher. Notre guide nous transporte est dispersée dans les rochers et neuf
jusqu’à la zone frontalière interdite, va garer seulement d’entre nous sont vus et emmenés.
sa voiture, puis entreprend avec nous la Ainsi notre tentative échoue à cause de
longue marche qui doit nous faire franchir la l’insuffisance physique et morale de certains
frontière. Le crachin fin de la matinée camarades et du flottement qui en a résulté. Il
s’arrête ; en une file silencieuse, nous nous est probable, par ailleurs, que notre troupe a
élevons insensiblement vers la haute été signalée dans la traversée de certains
montagne. La nuit est déjà tombée lorsque bourgs. Mais si nous avions forcé la marche,
nous faisons halte près d’un lac où un autre nous passions. Et moi, dont le seul souci était
groupe nous attend : nous sommes dix-huit en d’éviter les geôles franquistes : je parle
tout. La plupart de mes compagnons de route espagnol, j’avais trois ou quatre adresses
fuient le STO, et quelques-uns n’ont d’autre sûres en Catalogne et des pesetas !
ambition que de se mettre à l’abri le mieux
possible en attendant la fin des événements. C’est le dimanche de Pentecôte 13 juin 1943,
Certains, en souliers de ville, sans provisions, à 8 h 30 du matin, à 2 800 mètres d’altitude.
semblent prendre bien à la légère cette La frontière est à deux kilomètres seulement.
expédition. Ce qui explique en bonne partie le Une autre histoire commence ! En dévalant les
manque de virilité dont elle fera la preuve. pentes, pressés par la vigilance de nos
nouveaux gardiens qui ne lèvent pas le doigt
Toute la nuit nous marchons dans ces hautes de la détente, je rumine mes projets
vallées, une nuit splendide constellée bouleversés. Sans inquiétude toutefois : le
d’étoiles, frissonnant de l’étrange tendresse sentiment d’avoir choisi librement ce qui me
du printemps. Le guide nous annonce que paraissait être mon devoir me donne une
nous avons franchi les premiers postes de sérénité qui ne semble pas être le lot de ceux
qui ne songeaient qu’à fuir les difficultés.

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