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ux apprécier René et mieux l’aimer car il aujourd’hui, étant redevenu un homme, que
était doté d’une haute valeur morale et avait j’en éprouve le plus de chagrin car là-bas, à
des sentiments très nobles. Tous les deux, vivre continuellement avec la mort, c’était
aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous pour nous chose naturelle. Tout sentiment
faisions des projets d’avenir, cela nous évitait humain avait disparu. C’est moi qui ai
de penser que nous avions faim. René me transporté René au four. Je lui ai fermé les
parlait beaucoup d’aviation, et ses projets yeux et me suis permis de lui dire adieu en
étaient de devenir pilote de ligne. Aujourd’hui votre nom. Je sais que ces détails ne feront
que je suis reposé tous ces détails me qu’augmenter votre chagrin, mais c’est votre
reviennent à la mémoire. Le 10 septembre droit de savoir et il ne m’est pas permis de
1944, nous avons quitté Dachau pour vous cacher quoi que ce soit.
Mauthausen. Avec René, nous ne nous
quittions pas. Ce dernier camp était bien plus Les organisations de passage clandestin, qui
terrible que Dachau, car c’est là que nous peu à peu se mettent en place, payent un lourd
avons commencé à recevoir des coups e à tribut. C’est le cas d’Albert Lautman (1908-
travailler dur. Toute la journée nous 1944), ancien de la rue d’Ulm, docteur ès
transportions des pierres sur notre dos et il lettres (philosophie mathématique), une des
fallait monter les 186 marches qui accédaient brillantes figures de l’intelligence française.
à la carrière. René et moi nous étions côte à Lieutenant d’artillerie en 1940, il s’évade de
côte et tout bas nous parlions de la France et l’Oflag IV D en Silésie en octobre 1941. Il fait
nos pensées s’envolaient vers notre pays et un bref séjour à Aix-en-Provence avant de
nous empêchaient de songer à la fatigue. gagner Toulouse où il est responsable pour le
Sud-Ouest du réseau d’évasion franco-belge
[…] Au début de février 1945, nous sommes “ Pat O’Leary ”. Probablement sur
entrés tous les deux à l’infirmerie. René pour dénonciation, il est arrêté dans la ville rose le
une broncho-pneumonie, moi pour une 15 mai 1944, interné à la prison Saint-Michel.
blessure à la jambe. A la fin février, le SS m’a Le 4 juillet, il est mis dans un train, qu’il croit
désigné pour porter les morts au four être à destination de Compiègne. En fait, il est
crématoire. J’avais des facilités pour circuler conduit à Bordeaux, interné à la synagogue
dans l’infirmerie et je pouvais rendre visite à transformée en prison. Il est fusillé au camp de
René tous les jours. Il avait encore du courage, Souges le 1er août 1944. Au moment où il
mais il avait peur de n’avoir pas la santé embarque dans le train, il réussit à griffonner
suffisante pour sa carrière d’aviateur. Je lui un mot destiné à son épouse qu’il remet à un
disais qu’il n’avait pas à se soucier de cela, agent de la SNCF. J’ai pu retrouver cet ultime
qu’avant tout il fallait qu’il sauve sa peau. Mais et sublime message qui donne à voir
chaque jour, le mal empirait et nous n’avions tragiquement l’humilité grandiose d’un
pas de soins. Vers le 4 mars 1945, la fièvre l’a véritable héros oublié par notre “mémoire
pris et elle n’a fait qu’augmenter. J’ai assisté collective”.
aux dernières heures de René et dans son
délire, ses dernières paroles ont été pour sa Déporté vers Compiègne probablement (avec
femme et pour vous. D’ailleurs, avant de M.). Désespéré recommencer long martyre.
mourir, il vous a tous revus car il me disait : Pardonne-moi toutes les souffrances que je
“ Ma femme et mes parents sont venus, je les vous cause. J’espère que tu ne me juges pas
ai cachés sous mon lit et le SS n’a rien vu. trop sévèrement. J’ai manqué à tous mes
Maintenant, je suis heureux ”. Il est mort sans devoir en étant pris et vous aime pourtant de
souffrir, tout doucement, sans s’en rendre toute ma souffrance. Si je ne reviens pas, ne
compte. J’ai eu beaucoup de peine, mais c’est reste pas seule, remarie-toi. Apprends aux

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