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ants à croire en Dieu [illisible]. Et pour vous lugubre. Il marche sans rien voir, il ne répond
revoir, j’essaierais de tout supporter. Soyez pas quand on lui parle. Villette, lui, est
bénis. Attendez-moi, gardez-moi une place au méconnaissable : c’était un solide garçon, il
foyer, je suis [illisible]. Je reviendrai. Dieu vous est maintenant squelettique. La nourriture du
protège. Bon courage. camp lui donne des nausées, il ne peut plus
l’avaler et toute son activité se tourne vers un
7. “Il nous fallait lever le bras à la seul but, trouver autre chose à manger que les
fasciste et crier Arriba España ” pommes de terre à la sauce jaune.

Le chemin de la liberté et de la reconquête Il sait bien pourquoi Moulinier est si sombre :
n’est pas un long fleuve tranquille. Après il s’ennuie de sa femme, une jolie fille épousée
l’épreuve de la montagne et de la frontière, au printemps dernier au cours d’une
commencent les aléas du transit espagnol. permission. Après la débâcle, les deux amis
Ceux qui échappent à l’internement sont une sont restés quelques jours au pays, puis ils
poignée, argentée ou chanceuse. Pour les sont partis pour l’Espagne vers de nouvelles
autres, il faut faire le rude apprentissage de la campagnes, mais l’épopée s’enlise dans
vie claustrale. Le jeune Guy Garoche est un des l’éloignement et l’abrutissement. Moulinier
premiers évadés de France de l’année 1940, de n’est pas le seul : comme lui nous languissons
la catégorie restreinte de ceux qui veulent d’être privés d’une présence féminine, et le
rejoindre l’Angleterre en guerre. Il est expédié fait de ne pas avoir vu de jupe depuis des mois
au camp de Miranda de Ebro en septembre. A ou des années n’est pas étranger à la hargne
cette époque, le gouvernement franquiste -ne qui nous dresse les uns contre les autres. Dans
subissant aucune pression de Alliés ou de la ce monde sans femmes, la vie n’a plus
France dissidente- impose des conditions très d’attrait, c’est le royaume de l’ennui.
dures aux détenus. Grâce à son récit, on voit
que, avant 1942, les internés français en Un monde sans femme, un monde
Espagne connaissent la solitude, l’abandon et exclusivement d’hommes qui, en raison de la
la déréliction. Seuls, sans aide et sans trop grande promiscuité qui y règne,
perspective, ils découvrent avec effroi l’univers accentuée par une forte hétérogénéité (c’est le
concentrationnaire comme cela apparaît dans cas de Miranda au cours des deux premières
le témoignage de Garoche, très direct et sans années de guerre), finissent par se haïr. Car, à
apprêt : sa prose va droit à l’intime et semble Miranda, insolite Babel tristement célèbre, on
parfaitement ignorant de la pose héroïque. trouve tous les marginaux de l’Europe en
Son récit est rédigé au tout début de l’année guerre : prisonniers étrangers, résistants
1941 : l’heure de la victoire est bien loin... C’est français en puissance, Polonais anti-Français,
la misère de l’internement dont il veut rendre soldats espagnols républicains passés en
compte. Misère de l’homme affamé. Misère de France au cours de la guerre civile et qui sont
l’homme sans femme. Misère de l’homme renvoyés dans leur pays, déserteurs de l’armée
claustré au milieu d’autres hommes qu’il finit française (celle d’avant Vichy), repris de
pas détester. Justice, joueurs de poker, souteneurs,
receleurs… La faim et l’angoisse finissent par
Une, deux, trois semaines, un mois s’écoulent rendre violent tout ce petit monde aux intérêts
ainsi et j’ai l’impression de devenir fou. Mes divergents.
camarades sont tout aussi désespérés et
quand nous nous croisons aux petites boîtes, La réalité est bien différente : nous sommes
nous n’échangeons même plus un regard. d’abord des gens en proie à la faim, l’ennui et
Moulinier, si joyeux en juillet, est devenu la peur. Or connaissez-vous plus mauvais

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